Entre fantasmes de toute-puissance et discours catastrophistes, l’intelligence artificielle bouleverse déjà le travail, l’université et nos institutions. Ce dossier met en lumière ses effets concrets, ses angles morts et les choix politiques qu’elle impose.
Introduction
Jamais une technologie n’a suscité autant de discours contradictoires en si peu de temps. L’intelligence artificielle (IA), notamment dans sa forme générative, est devenue en quelques années un objet de fascination, de crainte et de stratégies politiques. On la décrit tour à tour comme une menace existentielle, un moteur de productivité, un outil de contrôle, ou une chance pour réinventer les savoirs.
Les trois contributions publiées sur Seira permettent de dépasser le bruit médiatique pour analyser les effets déjà tangibles de l’IA et les lignes de tension qu’elle révèle : entre peur et espoir, entre exploitation et émancipation, entre encadrement prudent et transformation radicale.
1. Discours sur l’IA : hystérie collective et récits binaires
L’article « Intelligence artificielle : hystérie collective entre menace et opportunité » montre combien les débats actuels rejouent un scénario récurrent dans l’histoire des techniques. Comme hier pour l’électricité, l’automobile ou Internet, l’IA provoque une double rhétorique : celle de l’apocalypse (perte massive d’emplois, surveillance généralisée, dérives incontrôlables) et celle du salut (productivité accrue, créativité démultipliée, médecine de précision).
Cette polarisation entretient une hystérie collective, empêchant souvent une réflexion nuancée sur ce que l’IA fait réellement à nos sociétés. Elle nourrit également une vision déterministe, comme si la technologie imposait ses logiques sans que les choix collectifs puissent infléchir son cours.
2. Le travail à l’ère de l’IA : exploitation invisible et contrôle algorithmique
L’article « Qui programme, qui subit ? Ce que l’intelligence artificielle fait (déjà) au monde du travail » rappelle une évidence trop souvent occultée : derrière les prouesses de l’IA se cache un travail humain massif et invisibilisé. Les systèmes reposent sur des milliers de micro-travailleurs précarisés, majoritairement situés au Sud, chargés d’annoter et de nettoyer les données pour un salaire dérisoire.
Parallèlement, l’IA est déjà utilisée comme un outil de contrôle dans les entrepôts, les plateformes de livraison ou les centres d’appels. Les algorithmes distribuent les tâches, évaluent les performances et imposent un régime disciplinaire automatisé. Les inégalités s’accroissent : les cadres profitent des gains de productivité, tandis que les travailleurs les plus vulnérables subissent la déshumanisation de leur activité.
En l’absence de régulation forte et de contre-pouvoirs syndicaux ou citoyens, ce sont les grandes entreprises privées qui fixent les règles du jeu.
3. L’université face à l’IA : encadrer sans transformer ?
Avec « Une IA bien encadrée : le choix prudent de l’enseignement supérieur », le regard se porte sur le système éducatif. Le rapport ministériel de juillet 2025 propose une stratégie ambitieuse : former massivement étudiants et enseignants, développer des infrastructures souveraines, mutualiser les contenus et créer un institut national dédié.
Pourtant, cette approche révèle une prudence conservatrice : l’université est invitée à intégrer et encadrer l’IA, sans interroger en profondeur le sens même de sa mission. L’adaptation technique et organisationnelle est pensée comme un objectif en soi, mais la question centrale reste évitée : à quoi voulons-nous que l’université serve demain, dans un monde où l’accès au savoir et la production de connaissances sont bouleversés ?
Conclusion : Vers une appropriation démocratique et critique de l’IA
Pris ensemble, ces trois articles dessinent une ligne directrice : l’IA n’est pas seulement une affaire de technologie, mais d’organisation sociale, de choix politiques et de finalités collectives.
- L’hystérie des discours (article 3) empêche de voir l’ordinaire de ses usages.
- Le monde du travail (article 2) montre que l’IA peut être une machine à exploiter autant qu’un levier d’efficacité.
- L’enseignement supérieur (article 1) illustre la tentation de l’encadrement plutôt que de la refondation.
L’enjeu n’est donc pas de savoir si l’IA est une menace ou une opportunité, mais de décider collectivement quelle IA nous voulons, pour quels usages, et au service de quels idéaux. C’est à ce prix qu’elle pourra devenir autre chose qu’un instrument de domination ou un simple gadget d’efficacité, et s’affirmer comme un véritable commun démocratique.