Depuis une dizaine d’années, le paysage de l’enseignement supérieur privé français connaît une transformation profonde sous l’effet d’un mouvement de concentration inédit. Des écoles initialement indépendantes sont absorbées par des groupes à dimension internationale, des marques fusionnent, et les pratiques pédagogiques s’alignent progressivement sur des logiques de rentabilité propres au secteur privé marchand.
Cette évolution s’inscrit dans un contexte global de recomposition des modes de gouvernance et de financement du supérieur privé. Elle soulève de nombreuses questions quant à la place accordée à la pédagogie, à la qualité des formations, et au statut des personnels.
C’est précisément ce que met en lumière la parution en mars 2025 du livre-enquête Le Cube, écrit par la journaliste Claire Marchal. À travers plus de 150 témoignages et documents internes, l’auteure dévoile les mécanismes de gestion et de pilotage du groupe Galileo Global Education, propriétaire de plus de 60 écoles dans le monde. L’ouvrage révèle notamment l’usage d’un outil centralisé, baptisé « Le Cube », qui permet de suivre en temps réel la rentabilité, le taux de remplissage, ainsi que le turn-over des personnels, instaurant ainsi une logique quasi industrielle dans la gestion des établissements (Marchal, 2025).
Une logique industrielle appliquée au supérieur
Ce mode de fonctionnement s’appuie sur des méthodes et des outils inspirés du secteur privé marchand. Les groupes d’écoles tels que Galileo, Ionis, Studialis ou Actualis Invest mutualisent les fonctions supports — ressources humaines, finances, marketing, admissions — en centres de services partagés, ce qui réduit considérablement l’autonomie des directions pédagogiques locales.
Parallèlement, la nature des contrats enseignants évolue vers une précarisation croissante : le recours massif aux vacataires, auto-entrepreneurs ou contrats à durée déterminée est devenu la norme. Les directions de campus, quant à elles, sont soumises à des objectifs de croissance et de rentabilité stricts, définis au niveau du groupe, souvent déconnectés des réalités du terrain.
Un rapport du Syndicat national du personnel enseignant du privé en formation professionnelle (SNPEFP-CGT, 2024) souligne que dans plusieurs écoles privées à but lucratif, plus de 60 % des heures sont assurées par des vacataires rémunérés en moyenne moins de 40 euros brut de l’heure, sans congés payés ni protection sociale. Ce phénomène est particulièrement marqué chez Galileo, où environ 700 vacataires complètent un corps enseignant permanent d’environ 200 personnes.
Révélations et polémiques
Les pratiques dénoncées dans Le Cube ne s’arrêtent pas à la gestion des ressources humaines. L’ouvrage met en exergue une augmentation des effectifs étudiants par classe sans adaptation des moyens pédagogiques, une baisse des salaires, ainsi qu’une diminution des marges allouées à la recherche et à l’innovation. De nombreux enseignants et directeurs de campus témoignent d’un climat de surcharge et d’injonction permanente à la rentabilité, qui conduisent à une perte de sens et à ce qu’ils qualifient de « marchandisation » de la formation. L’une des formules récurrentes dans les témoignages est la suivante : « on ne forme plus, on vend des diplômes » (Marchal, 2025).
Face à ces révélations, la pression s’est rapidement accentuée. Le PDG de Galileo, Marc-François Mignot Mahon, a été convoqué à Matignon en mars 2025, signe de la gravité prise par cette affaire au niveau gouvernemental. Une inspection interministérielle a été lancée pour évaluer les pratiques dans le secteur, et des mesures visant à renforcer le contrôle qualité, notamment via le label Qualiopi, sont à l’étude (Le Monde, 2025).
Des réactions au sein du secteur privé
L’affaire a également provoqué une onde de choc au sein même du secteur privé. Des fédérations comme la Fédération des Écoles Supérieures d’Ingénieurs et de Cadres (FESIC) et l’Union des Grandes Écoles Indépendantes (UGEI), qui regroupent des établissements à but non lucratif, ont tenu à marquer leur distance avec les pratiques dénoncées dans Le Cube. Elles ont réaffirmé leur attachement à un enseignement supérieur de qualité, fondé sur des valeurs pédagogiques solides et un respect des personnels (FESIC, 2025 ; UGEI, 2025).
Une évolution inéluctable ?
La tendance au regroupement des écoles privées en grands groupes capitalistiques semble s’inscrire dans la durée. Porté par un marché porteur et une demande étudiante soutenue, ce phénomène ne montre pas de signes d’essoufflement.
Si cette dynamique peut favoriser certains aspects positifs, comme l’investissement matériel ou l’ouverture internationale, elle soulève aussi une interrogation cruciale : celle de la préservation de la vocation pédagogique face aux impératifs financiers et à la pression sur les résultats.