« Faire un point » : quand la coordination remplace l’action

« Faire un point » : quand la coordination remplace l’action

J’ai été frappé, dans mes dernières interactions au travail, par la présence répétée d’une phrase : « On fait un point ? ». Parfois pour quelques minutes, parfois plusieurs fois par jour, parfois sans qu’on sache vraiment sur quoi. Des points à deux, des points à cinq, des points à 10h pour se préparer à celui de 11h. Des points qui ne laissent pas de trace, ne tranchent rien, mais épuisent lentement. J’ai voulu analyser ce phénomène.


I. Le mot « point » : histoire, glissements, ambiguïtés

Faire un point : l’expression, aujourd’hui omniprésente dans le monde du travail, est relativement récente. Elle s’inscrit dans la continuité de « faire le point », locution apparue au début du XXe siècle dans le vocabulaire militaire et nautique, où il s’agissait de déterminer sa position sur une carte. On la retrouve ainsi dans le Grand Larousse de la langue française (1971), qui souligne son usage géographique et stratégique.

D’après le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), un « point » est à la fois ce qui marque une fin (ponctuation), une unité (point de donnée), une note (point d’évaluation), ou encore une localisation.

Dans les années 1980-90, sous l’influence de l’anglais managérial, on voit apparaître dans les mémoires d’entreprise et la presse spécialisée (voir par exemple les archives de L’Expansion) des expressions comme « point projet », « point hebdo » ou « point d’étape ». L’expression s’installe progressivement comme synonyme de réunion brève, souvent informelle.

Par extension, « faire un point » est devenu un rituel de réassurance, une mise à jour supposée éphémère mais souvent permanente. Dans la culture agile notamment, cette expression a prospéré en tant que variante francisée du « check-in » ou « stand-up meeting ».


II. La multiplication des points : symptôme d’une réunionite chronique

L’accroissement du temps passé en réunion est un phénomène général. Selon le Work Trend Index 2022 de Microsoft, les salarié·es passent en moyenne 252 % plus de temps en réunion qu’avant la pandémie. Cette inflation ne s’accompagne pas d’un gain de productivité : 50 % d’entre eux estiment même que ces réunions nuisent à leur efficacité.

L’outil de coordination est devenu une fin en soi. Des « points » sans ordre du jour, sans arbitrage, s’enchaînent — parfois plusieurs fois par jour. Le rapport Deskeo sur la réunionite souligne que plus de 65 % des salarié·es assistent à des réunions perçues comme inutiles ou redondantes.


III. Une déformation des pratiques agiles

Dans le cadre des méthodes agiles, notamment Scrum, les daily stand-up ont été conçus comme des points de synchronisation courts, efficaces, centrés sur les obstacles. Le Scrum Guide 2020 insiste sur la brièveté (15 minutes), le cadre et la responsabilisation de chacun·e.

Mais cette pratique a été dévoyée. Elle a été déclinée en myriades de micro-réunions sans objet ni formalisation. Comme le montre une enquête Slack, les collaborateurs estiment perdre jusqu’à deux heures par jour en réunions, avec un fort sentiment de fragmentation de leur temps.


IV. Le coût invisible de l’informel permanent

Le temps passé en réunion est autant de temps non consacré à la production. L’étude Reclaim.ai (2024) chiffre à 37 % la part du temps de travail hebdomadaire absorbée par les réunions (soit 14,8 heures par semaine en moyenne).

Le philosophe Hartmut Rosa, dans Accélération (2010), décrit une société où l’on agit de plus en plus, mais avec de moins en moins de sens. La multiplication des « points », qui empêche la concentration, le recul, et la décision autonome, incarne cette tension.

La parole prend le pas sur l’action, l’oral sur l’écrit. Le sociologue Jack Goody (La raison graphique, 1979) rappelait que l’écriture stabilise la pensée et l’organisation. En refusant de produire des comptes-rendus ou des notes, les « points » participent à l’inefficacité du travail.


V. Une logique managériale déresponsabilisante

Le rapport de l’IGAS sur les pratiques managériales (2025) note que la multiplication des interactions non formalisées engendre flou des responsabilités et confusion des priorités. Le manager devient un animateur de synchronisation perpétuelle, au détriment de la clarté et de la décision.

Quant aux équipes, elles naviguent dans une ambiance de coordination permanente, sans que l’action ne soit jamais vraiment tranchée. Le psychologue du travail Yves Clot (Le travail à cœur, 2010) y voit même un facteur de souffrance éthique.


« Faire un point », aujourd’hui, c’est parfois, surtout, ne pas faire de choix, un alibi parfait de l’inaction productive.

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